30 octobre 2015
[Rêverie d’un chômeur solitaire
soumis aux aléas de l’Acronymat.]

Perdu dans un dédale éclairé aux néons, un couloir après l’autre, je frappais à chaque porte sans succès, pressé de répondre au Dernier Avertissement Comminatoire (DAC) du Service des Déclarations Frauduleuses (SDF) qui menaçait d’interrompre leur versement mensuel – en l’espèce ma seule ressource d’existence – et, pire encore, d’exiger le remboursement d’un Trop Perçu Abusif (TPA) par un « divorcé inactif en fin de droits », alias moi-même, si je ne fournissais pas sans délais les preuves tangibles que cette Inaptitude à s’Auto-Entreprendre (IAE) n’était point le fruit d’une Mauvaise Volonté Patente (MVP) ou d’un Complément de Revenu Illicite (CRI) dont j’aurais camouflé l’origine, avec le risque infamant d’être incriminé sous le motif d’un Cumul de Bénéfices Indus (CBI).
L’heure fatidique inscrite sur la convocation approchait et je savais que le moindre Manquement ou Retard Injustifiés (MRI) à ce rendez-vous de Bio-Vigilance Contractuelle (BVC) fixé par mon Agent de Contrôle Attitré (ACA) pourrait entraîner un Processus de Déchéance Citoyenne (PDC), autrement dit – c’était noté en caractères gras sur le formulaire – ma Mise à l’Epreuve Carcérale (MEC) qui, si elle n’était pas concluante sous tous rapports, serait suivie d’une Radiation des Actes d’État-Civil (RAEC), puis d’une cure médico-légale dans un Centre d’Empathie Palliative (CEP), phase antépénultième précédant l’ultime étape de Cryogénisation Non-Létale (CNL), me permettant, comme des millions de mes semblables placés sous Caisson de Réactivation Potentielle (CRP), d’attendre en toute sérénité le retour du Plein Emploi Stable (PES).

Cette nuit-là, entre moiteur anxiogène et sueurs froides, je me croyais promis à perdurer dans mon non-être en ces limbes réfrigérés, moi gisant sous ma bulle parmi tant d’autres congelés en sursis, et chacun d’entre nous suspendu à l’espoir d’en finir avec la torpeur artificielle de cette ère glaciaire. Bref, un jour ou l’autre, j’allais enfin me réveiller pour aller au boulot.
Et de fait, ce cauchemar touchait à sa fin, me laissait dans un état de malsaine confusion, ne sachant plus distinguer ce qui relevait là d’une très onirique promesse d’embauche reconduite depuis la nuit des temps ou d’une situation atrocement réelle : le bug informatique qui m’avait privé depuis un trimestre de mes allocations chômage.
À peine remis de mes émotions, mais incapable de quitter le lit, me voilà aussitôt rattrapé par les faux-semblants du demi-sommeil et de nouveau condamné à errer dans le même décor labyrinthique. Je pressentais que ce scénario d’épouvante allait se répéter, sans rien pouvoir faire pour en changer le cours. À ceci près que, cette fois, une des portes était ouverte au bout du couloir, ouvrant sur une quinzaine de guichets en enfilade, séparés par des cloisons à mi-hauteur, mais sans que personne n’y occupe son poste pour accueillir d’éventuels usagers. Puisque j’étais seul face à tant d’alvéoles inhabitées, ne me restait plus qu’à observer les vestiges de ce mobilier administratif comme on fait dans les musées dédiés à des civilisation disparues. Et quitte à me retrouver l’hasardeux touriste d’un service public visiblement désaffecté, je fixais toute mon attention sur les écriteaux surplombant chaque bureau, qui révélaient sans doute les titres génériques des œuvres d’art naïf, brut ou conceptuel ici exposés à ma perplexité. Le premier simili-cartel était ainsi libellé : Reste du Solde des Annuités. Le deuxième : Recensement des Situations d’Absence. Le suivant : Rédemption Supplétive Allégée. Le mitoyen d’après : Recalcul Selon Arriérés. Ou encore : Réduction des Symptômes d’Apathie. Mais aussi : Résilience Sécurisante des Assistés. Et ensuite : Record Significatif d’Avidité. Et toujours en rang d’oignons : Rectification Statistique d’Asymptote, Reconversion Selon Annexes, Refus Sauf Adoubement, Risques de Suppression Assurancielle, Rigueur Solidaire d’Aptitude, Rééducation des Sédentaires Ataviques, Recours aux Soins Abrégés, Rupture Semestrielle d’Assiduité, Rhésus Sanguin Atypique, Réponse à Sommes Aléatoires…

L’énumération obsédante m’avait mis la puce à l’oreille. Tout en avançant dans ma lecture, je cherchais à en décrypter le mystère, en vain. Et pourtant cette litanie énigmatique me semblait avoir un sens caché, sinon un point commun, du moins un motif initial, mais non cela m’échappait et prolongeait indéfiniment ce qu’on appelle la clef des songes. Si près du but, la sonnerie du téléphone venait d’interrompre ma somnolence et renvoyer cette devinette agaçante dans les ténèbres. La solution tant désirée finirait bel et bien par m’apparaître quelques jours après, alors que m’était revenu à l’esprit le dernier écriteau de la série, aperçu de trop loin mais dont le rébus semblait voué à ne se reconstituer que sur le tard : Relevé des Similitudes Acronymes.
Encore sous le coup de cette révélation grotesque – rien que ça : RSA – je ne me doutais pas que cette ritournelle abrégée n’allait plus désormais me quitter et servir de prétexte à ma graphomanie sauvage des semaines durant.
ROBOT POUR SURVEILLANCE ASSISTÉE
REPTILIENS SOUS ANESTHÉSIE
RAMASSIS DE SUBALTERNES ATTARDÉS
RECYCLAGE DE SOCIOPATHES ABUSIFS
RÉVÉLATION SOLIPSISTE D’AUTARCIE
REMÈDE SÉDATIF ADDICTIONNEL
REBUT DE SÉNILITÉ AVANCÉE
RELIQUAT POUR SURVIE EN APNÉE
RELANCE APRES SUSPICION AGGRAVÉE
RANÇON SOUMISE À ASSIMILATION
RACCROC AVEC SÉQUELLES ASSORTIES
RUINE SIMPLIFIÉE A L’AMIABLE
RECONSTITUTION D’UN SIMILI AUTRUI
RACHAT SEMI-AUTOBIOGRAPHIQUE
RÉCÉPISSÉ SOUS-ALIMENTAIRES
RAPTUS SILENCIEUX D’ANGOISSE
RETOUR AU SAINT ASSERVISSEMENT
[…]
Autant d’inscriptions murales qui m’ont valu une première garde-à-vue (Retoqué Sans Alibi), plusieurs amendes en cours (à Recouvrer Sinon Ablation) et, la semaine dernière, un placement à l’infirmerie psychiatrique de la Préfecture de Paris (en Rédemption Supplétive Assistée). Mais comme j’ai réussi à les convaincre que ce travers m’était passé, me voilà reparti comme au premier jour, prêt à démultiplier à l’infini notre Réalité Soustraite aux Abstractions.

4 septembre 2015
[Le Street Art dans tous ses états —
Graffiti des 46 dernières années…
extraits d’une collecte illimitée.]
Les graffiti du printemps 68 ont beau avoir été réifiés en pur folklore patrimonial, le phénomène n’a cessé de proliférer – des seventies à l’immédiat aujourd’hui –, n’en déplaise à ceux qui préfèrent traiter les tags au Kärcher sous prétexte de vandalisme barbaresque. Alors, pour donner à voir la permanence clandestine de ces inscriptions murales sur quatre décennies et demi, on a traqué des bouts de phrases à la craie, au marqueur ou à la bombe in situ dans la rue, mais aussi parmi livres, revues et les rares sites consacrés au Street art prenant en compte la dimension textuelle, malgré l’indifférence manifestée par les pros du Graff pour l’expression textuelle, à rebours du carriérisme de ces milieux arty, obnubilés par le technicolorisme XXL à l’aérosol et la fixette narcissique
du blaze territorial.
Et pourtant, les murs ne cessent de reprendre la parole, de produire du sens, entre mots de passe urbains et petites annonces anonymes. Il suffit de prêter attention aux aphorismes doux & rageurs qui font des petits un peu partout : à Quimper ou Prague, Marseille ou Oakland, Lyon ou Montréal, Saint-Ouen ou Montreuil, même si l’implacable efficacité de la vidéosurveillance et des équipes de nettoyage (privées & municipales) gagne chaque jour du terrain.
D’où l’idée d’une compilation, comme un chantier à ciel ouvert, qui voudrait recenser ces bribes d’écritures malhabiles, potaches, dyslexiques, absconses, lapidaires, lacunaires, triviales ou sidérantes, glanées depuis quelques années sur des sites web ou, pour les plus contemporaines, via mon appareil photo à l’affût d’inédites inscriptions, sans oublier l’aide précieuse de comparses amateurs – dont les irascibles dilettantes du Tumblr Graffitivre – qui me font partager leurs découvertes.

Entamé il y a 3 ans, ce recueil provisoire compte déjà près de 4800 graffitis distincts – transcrits tels quels, datés et localisés aussi précisément que possible. Nul souci d’exhaustivité dans cette collecte, puisque la tâche est par nature illimitée, juste le dream in progress d’un recensement partiel & partial, qui un de ces jours deviendra peut-être un gros bouquin, mais dont on peut déjà feuilleter ou télécharger la somme de 425 pages en format pdf ici même… et son diaporama juste là.
Et dans la foulée, pour donner envie à quelques transcripteurs occasionnels de me prêter main-forte, pour enrichir la liste de leurs trouvailles in situ ou pour en inventer d’autres à taguer par ses propres moyens, on lira ci-dessous un lot de messages extraits des nouveautés de ma collecte, piochés parmi tant d’autres.
QUI A COUPE NOS NERFS ?
[Aurillac, 23 août 15]
QUAND DEVIENDRONS
-NOUS CE QUE NOUS
SOMMES ?
[Thorigné-Fouillard, domaine de Tizé, mi-juin 15]
THINGS I HATE :
1. VANDALISM
2. IRONY
3. LISTS
[Rennes, Fac Rennes 2, toilettes BU, 22 mai 15]
DUR DUR
DE PARTIR
TRAVAILLER
[Quimper, rue Saint-Nicolas, mai 15]
MANGEZ
5 ENFANTS
PAR JOUR
Marseille, La Friche, 21 avril 15]
YA WENT TO HIGH SCHOOL
… I WENT TO SCHOOL HIGH
[Montreuil, rue Girard, 12 avril 15]
JE TE RESPIRE
[Niort, 6 avril 15]
SECURITY IS A DANGER
[Brésil, Rio de Janeiro, «Sean Hart»
place des Expedicionario, avril 15]
NO PAIN NO FROMAGE
[Marseille, 23 mars 15]
NI SANG SUR
NI CENSURE
[Paris XI, rue de Malte, 10 janvier 15]
VIVALDI
PLAGIEUR CONFIRMÉ
[Brest, 5 janvier 15]
CRÈVE ADULTE
[Paris XVIII, rue de l’abreuvoir, 1er janvier 15]
JE DÉGRADE PAS
J’AJOUTE DE LA MATIÈRE
[Paris XI, rue Pelée, 22 décembre 14
N’EXAGERONS TOUT !
[Lyon, 7 décembre 14]
NI GAUCHE
NI DROITE
NITROGLYCÉRINE
[Lyon, près place Gabriel Peri, 29 novembre 14]
SEUL ON PEUT RIEN DEVANT CAT WOMAN
[Paris IV, rue Charlemagne, 28 novembre 14]
HORS ZONE TON OMBRE N’EST PLUS
[Paris XX, rue Ramponeau, 17 novembre 14]
PROCRASTINATOR
[Toulouse, 5 novembre 14]
DES FAUX PAPIERS POUR TOUS
[Sète, 3 novembre 14]
MORT AUX SAGES
PLACE AUX SINGES
Albi, place Jean Jaurès, 29 octobre 14]
GUÈRE
SOCIALE
[Lyon, Croix-Rousse, 9 octobre 14]
LE JOUR DE GLOIRE
NE VIENDRA PAS
[La Roche-sur-Yon, rue G. Clemenceau, 11 septembre 14]
LE MOUTON EST UN PERROQUET…
SINON IL FERME SA GUEULE
[Paris XX, bd de Charonne, 7 septembre 14]
BIO
OU
CHIMIO
[Bruxelles, au pochoir, 2 septembre 14]
RECHERCHE
SUR LES
LÈVRES
[Paris XX, rue J.-B. Dumay, 1er septembre 14]
JE REVIENS [DE LOIN]
[Paris XX, rue Auger, 27 août 14]
BAISE LES PSY
[Lyon 7, av. Jean Jaurès, à la craie, 25 août 14]
LE FIL DU RASOIR EST BIEN ETROIT
[Lyon 5, pont de la Feuillée, 22 août 14]
MORT DE FIN
[Paris VI, Cours du Commerce St-André, 2 juillet 14]
JE
PENSÉ
QUE
J’ÉTAIT
QUELQU’UN
[Marseille, 10 avril 14]
LE TRAIN DE TES
INSULTES N’A PAS
DE WAGON-BAR
[Limoges, janvier 14]
PRÉFÉRENCE
INTERNATIONALE
[Sables d’Olonne, au pochoir, 9 mars 12]
DÈS LE DEBUT
IL N’Y AVAIT PAS
DE COMMENCEMENT
[Bruxelles, rue des Chartreux, 19 avril 10]
LOOK
BUSY
JESUS
IS COMING
[UK, Île de Wight, au pochoir, 09]
AUTO
PSY
SI TOI
HYÈNE
[Paris X, au pochoir, 11 avril 07]
LES CORBEAUX VOLERONT SUR LE DOS
POUR NE PLUS VOIR LA MISERE DES TRAVAILLEURS
[Longwy, 94]
NON A L’INTIMATION
POLICIÈRE
[Bron, septembre 82]
NO FUTURE
[Coutances, hall du Lycée agricole, 20 mai 78]
EAT THE RICH
[UK, Londres, Notting Hill, Golborne bridge, 77]
VIVE LA DICTARIAT DU PROLETATURE
[Rennes, fac Villejean, Bâtiment 2, 72-73]
DADA IS
EVERYWHERE
[Londres, Kentish Town, 71]
Et pour conclure en beauté, une petite trentaine d’interventions textuelles photographiées, à deux exception près, par mes soins.
























