Yves Pagès – C’est l’amie éditrice Joëlle Losfeld, qui m’a prêté Endetté comme une mule, les mémoires de son père, Éric Losfeld, mort sitôt après l’avoir écrit, en 1979. Une plongée aventureuse dans les marges éditoriales d’après l’Occupation, depuis la création des Éditions Arcanes (1951), puis de la librairie Le Terrain Vague (1955) jusqu’aux confins des années 70. En chemin, on croise le Soleil noir de la régénération surréaliste, la Justine sadienne, l’ombre de Bataille ou de Vian, mais aussi des collections érotiques, fantastiques, cinéphiliques (avec la revue Positif), sans oublier un goût pour l’outrage graphique qui brasse large, de Hans Bellmer aux comics les plus déjantés : Barbarella ou Pravda la surviveuse. Archéologie revigorante de l’underground d’alors, qui savait mêler les grands posthumes et les jeunes pionniers, les mauvais genres sous le manteau et les valeurs déjà sûres, la fiction dans tous ses états, y compris graphiques, et l’état d’urgence subversive. Bref, un bouquin au panorama marquant, d’autant que je venais de lire les mémoires de J.-J. Pauvert, La traversée du livre (Viviane Hamy, 2004). Deux versions a priori siamoises d’une même époque, issues d’un respect filial pour André Breton, parmi d’autres auteurs fameux ou méconnus. Et pourtant, ça colle pas entre eux, les sales ragots de Pauvert en témoignent. S’il faut trancher cette pomme de discorde, on voit se profiler une divergence plus profonde. Chez Pauvert, l’esprit de bibliophilie bourgeoise, d’anticonformisme cynique et d’érotomanie ritualisée s’accompagne d’un certain génie comptable. Chez Losfeld, la défiance native envers l’ordre établi, la papillonne fouriériste et les gais savoirs de l’hédonisme l’emportent sur toute rationalité économique. Bibliothèque de l’honnête homme vs Capharnaüm de l’insolvable partageux.