Yves Pagès – Avec ce livre, je m’étais lancé deux défis. D’abord, capter le babil contagieux d’un bar de nuit, l’opéra qui s’improvise chaque soir jusqu’au coma éthylique. Ensuite, recueillir la légende posthume d’un zonard, à partir des fabulations du bouche-à-oreille. Pour le décor, j’ai puisé dans plusieurs strates de souvenirs : virées dans les bistrots des Halles (avant la gentryfication gay), au Folies de Belleville ou sur les zincs interlopes entre Pigalle et place Clichy. Pour le personnage principal, je me suis imprégné de pas mal de gens, mais surtout de l’éphémère collègue d’une librairie de la rue Mouffetard (L’Arbre voyageur) où je bossais le week-end. Il vivait dans un foyer de jeunes travailleurs, traînait avec un pote sourd-muet, fréquentait les lieux de drague homo et se vantait de n’avoir rien lu hors Les Évangiles. C’est à partir de lui que j’ai créé Emmanuel, point de fuite du roman, dont on va reconstituer peu à peu l’existence chaotique, selon les versions trompeuses de ses proches. Pour tenter le diable, je l’ai aussi imaginé « homme de ménage » à la chapelle Sainte-Rita (patronne des « causes perdues »). Du coup, à force de mimer l’hagiographie profane des damnés du comptoir, j’ai dû sacraliser les choses, m’engluer dans un pathos mélancolique, avec le « je » d’un narrateur-témoin mal distancié. Manque d’ampleur ou de concision, un peu des deux, énigme irrésolue.